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La crise du jeu vidéo de 1983 va-t-elle se reproduire avec un « indiepocalypse » de 2016 ?

Alors que des cartouches de jeux enterrées dans le désert il y a trente ans viennent d’être vendues 96 000 euros, les indépendants redoutent une nouvelle ère de sécheresse pour l’industrie.

Publié le 02 septembre 2015 à 17h49, modifié le 04 septembre 2015 à 11h21 Temps de Lecture 7 min.

« Il y a une plaisanterie qui dit que le jeu vidéo est tombé dans un ravin le 21 juin 1982 à environ 16 h 30 », racontait dans un livre de 2001 Eddie Adlum, rédacteur à l’antique magazine professionnel RePlay Magazine. Ce fameux ravin, c’est la crise de 1983, la plus célèbre de l’histoire du jeu vidéo, qui hante aujourd’hui les professionnels du jeu vidéo.

Les témoignages de ce passé noir du secteur sont encore là : un stock de 881 jeux vidéo invendus de 1982 et 1983 vient ainsi d’être vendu pour 107 930 dollars (environ 96 000 euros) lors d’une vente aux enchères.

Ils sont les plus célèbres vestiges d’une période qui s’est en réalité étirée de l’automne 1982 à 1986, et qui a vu le marché du jeu vidéo s’effondrer, que ce soit sur consoles ou dans les cafés et les salles de jeux. De nombreuses start-up avaient dû mettre la clé sous la porte, comme Xonox, US Games, Bit Corporation, et autres noms aujourd’hui oubliés.

Le spectre du krach de 1983

Trois décennies plus tard, la crainte d’une nouvelle extinction massive d’entreprises dans le secteur ressurgit, notamment sur la plus grande plate-forme de jeu vidéo, Steam, où les indépendants redoutent une crise qui leur serait fatale.

Le 26 août, Steam Spy, le compte Twitter d’un site spécialisé dans l’analyse du marché PC, publie un graphique illustrant l’inquiétante explosion du nombre de jeux en concurrence sur Steam.

Le 31 août, sur Medium, un réseau social permettant de partager ses analyses, plusieurs développeurs et observateurs partagent leurs inquiétudes. Dans un article intitulé « course de rats sur Steam », le doctorant en théorie des systèmes Anton Savchenko évoque « le fameux krach de 83 » comme « important exemple d’un soudain effondrement du marché du jeu vidéo » et s’interroge sur une possible apocalypse indé, ou « indiepocalypse » :

« Y a-t-il un scénario plus optimiste, où la population de Steam décuplerait et où le joueur moyen posséderait plus de quatre jeux ? Ou assisterons-nous à un tel krach du marché que nous entrerons dans un nouvel âge sombre du jeu vidéo ? Ou peut-être l’#indiepocalypse [mot-valise formé de « indé » et « apocalypse »] va-t-elle se réaliser ? »

Dans cet article, prolongeant les chiffres de Steam Spy, M. Savchenko s’est même amusé à calculer que le prochain krach de l’industrie aurait lieu le 3 avril 2016 à 12 h 54.

Une saturation critique

A trente ans d’écart, si tout a changé ou presque en termes de technologies, la situation du jeu vidéo en 1983 et en 2015 partagent une caractéristique : la saturation du marché. La surproduction et la guerre des prix, facteurs d’explication souvent avancés pour le krach vidéoludique des années 1980, n’ont même jamais semblé aussi prononcées que sur Steam actuellement. De quoi dresser un parallèle inquiétant.

En 1983, trois ans après la naissance d’Activision, premier éditeur indépendant de l’histoire, et une décision de justice obligeant Atari à accepter la publication de jeux tiers sur ses consoles, 158 sociétés différentes produisaient des titres sur sa machine phare du moment, l’Atari 2600. La plupart avaient fini soldés 10, 5, parfois 1 dollar pour écouler les invendus. Sorti en 1982, E.T., souvent qualifié de « pire jeu vidéo de l’histoire », est moins la cause que l’un des symptômes d’une industrie qui n’avait plus le moindre contrôle sur les titres qu’elle vendait.

En 2015, plus de 1 500 jeux ont été commercialisés en moins de huit mois, avec de nombreux titres artisanaux qui font chuter la qualité moyenne. Cette fois, ni éditeur renégat ni décision de justice pour expliquer cette explosion, mais la mise en place il y a trois ans de Greenlight, une plateforme collaborative permettant à la communauté de valider elle-même la commercialisation sur Steam des projets soumis. Un gain de temps autant qu’une perte de contrôle pour Valve, la société derrière le géant de la distribution de jeux PC.

« Un stagiaire a réalisé un tutoriel de jeu avec Unity [un logiciel de développement tout en un], a mis le jeu sur Greenlight [la plate-forme de soumission des projets au public, sur Steam]. Il n’a pas touché aux graphismes. Il est désormais en vente pour 9,99 euros », épingle le compte officiel d’un petit studio allemand. L’histoire serait-elle sur le point de se répéter ? Pas forcément, si l’on compare les deux situations avec rigueur.

1983, 2015, des contextes différents

Dans une étude universitaire de 2006, un docteur en histoire économique suédois, Mirko Ernkvist, relevait au moins sept explications différentes pour le krach de 1983. Certaines liées au contexte : perception d’une mode en fin de vie, attaques contre le jeu vidéo dans les médias, concurrence nouvelle des ordinateurs personnels, et problèmes de management chez Atari…

D’autres étaient liées à un problème au niveau de l’offre : surproduction de cartouches, saturation du marché, mauvaise qualité de quelques jeux emblématiques, comme E.T. et Pac-Man sur Atari 2600. Ceux-ci avaient notamment fini par faire fuir la distribution (Walmart, Toys’R Us, Carrefour…), maillon essentiel de l’économie d’alors.

En 2015, les problèmes liés à l’offre semblent comparables. Mais le contexte, lui, a indéniablement changé : plus personne ne conçoit le jeu vidéo comme une mode, et consoles, ordinateurs personnels et smartphones cohabitent sans se cannibaliser, tandis que le géant du secteur, Valve, n’est ni une start-up, ni une société à la direction fluctuante. Dématérialisation oblige, Steam ne connaît pas non plus les problèmes de distribution qui touchaient les éditeurs au début des années 1980 : il est sa propre boutique.

Vers des studios « Triple I »

« Je ne pense pas que nous allons vers une extinction massive, mais plutôt vers un grand changement », préfère nuancer Morgan Jaffit, fondateur du Defiant Development, dans un billet repris sur Kotaku. La fameuse « indiepocalypse » pourrait surtout correspondre, selon lui, à la prise de pouvoir de studios qu’il appelle « triple I » (« i » pour « indépendants »), en complément aux projets « Triple A », qui définissent les superproductions commerciales à la Call of Duty ou Assassin’s Creed.

« Contrairement à un Triple A, défini par l’ambition du jeu commercialisé, je pense que le triple I s’applique davantage à l’ambition du développeur. S’ils sont une équipe de dix ou plus, à travailler comme salariés à plein-temps dans le studio, mais qu’ils contrôlent le développement, le financement et l’édition de leurs titres, eh bien ce sont des Triples I ».

Et de citer en exemple Supergiant Games (Bastion, Transistor), Klei (Don’t Starve, Invisible Inc) ou encore The Astronauts (The Vanishing of Evan Carter), dont presque tous les jeux ont désormais droit à une adaptation sur PlayStation 4 et Xbox One.

L’aubaine des survivants

A bien y regarder, pareille redistribution des cartes n’aurait rien d’inédit. Mirko Ernkvist, dans son étude de la structure cyclique du marché du jeu vidéo dans les années 1971 à 1986, compte au final jusqu’à quatre crises différentes, dont la première dès 1974. A chaque fois, les acteurs qui ont survécu sont ceux qui se sont imposés par la suite.

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En 1983, par exemple, si le krach met à genou Atari, Coleco et Mattel, et contraint des éditeurs comme U.S. Games à la faillite, d’autres compagnies bénéficient de la redistribution des cartes. Les sociétés présentes sur le marché japonais, notamment, comme Nintendo, qui lance sa console Famicom avec succès sur l’Archipel (elle mettra quatre ans à arriver en France sous le nom de Nintendo Entertainment System, mais date bien de 1983).

De même, si l’arcade et le jeu console s’effondrent, il en va tout autrement du jeu vidéo sur ordinateur, qui entame en 1982-1983 son premier âge d’or, avec la création d’Electronic Arts aux Etats-Unis et d’Infogrames en France, pour ne citer que les plus connus. En 2015 encore, certains tireraient profit d’une crise. « Les jeux indés sont en train de changer et seuls les plus forts survivront », résume Morgan Jaffit, corroborant un sentiment partagé par de nombreux industriels.

Valve l’équilibriste

La dernière interrogation concerne Valve. Peut-elle survivre à une « indiepocalypse » qu’elle aurait elle-même contribué à créer ? En 1983, la crise avait balayé de nombreux studios fraîchement montés, mais également ébranlé Atari, qui était passée par une crise de gouvernance, un changement de propriétaire, et l’abandon provisoire du marché des consoles.

En 2015, la société derrière Steam paraît pourtant bien peu en danger. Ses ventes globales sont en hausse, elle bénéficie d’un monopole aussi puissant que ceux de Google ou Amazon dans leurs domaines respectifs, et Valve entend être à la pointe de la prochaine innovation, la réalité virtuelle, sur laquelle elle partage les risques, puisque son casque, le Vive, sera produit par HTC. Conscient des limites de sa plateforme, la société a même fait part, et ce dès 2014, de son souhait, à terme, de « faire disparaître Greenlight », sans toutefois avoir annoncé de plan concret.

Reste à savoir si cela permettra à Valve de rester indéfiniment dans sa situation. Mirko Ernkvist rappelle dans son analyse que l’industrie du jeu vidéo valide l’hypothèse techno-romantique de la « destruction créatrice », théorisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, pour qui l’innovation technologique crée de nouvelles industries en même temps qu’elle détruit celles qu’elle rend obsolètes.

« Aux débuts de l’industrie, les possibilités de se différencier étaient limitées et les verrous à l’innovation nombreux. Néanmoins, quand une plateforme stagnait, une autre émergeait souvent et continuait le processus de destruction créative. »

Pour l’instant, les indés tremblent, et Steam stagne.

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