Un modèle (d’affaires) inclusif

Points saillants du rapport sectoriel sur l’univers des jeux vidéo canadiens

Qu’en est-il de l’inclusion dans les jeux vidéo ? Quelles possibilités offrirait une industrie canadienne plus diversifiée ?

En tenant compte des tendances et des défis actuels ainsi que de l’écosystème mutuellement consolidant qui ceinture les relations entre les gens qui travaillent dans l’industrie, le contenu des jeux et les personnes qui y jouent, le rapport Des jeux inclusifs de Nordicity sur l'inclusion dans le monde du jeu vidéo fait indéniablement ressortir la valeur commerciale qu’il y aurait à viser plus d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI).

On note trois principaux arguments pour souligner la valeur économique de l’EDI pour l’industrie:

  • La quantité « d’argent qu’on laisse sur la table » quand on ne vise pas l’inclusion; 
  • Le potentiel inexploité de la rétention de la main-d’œuvre, de la création de contenus de jeux inclusifs et du développement de l’auditoire; et
  • L’avantage financier et culturel de la diversification – sortir des sentiers battus et se faire remarquer dans un marché sursaturé.

Si l’industrie canadienne parvenait à étendre son auditoire à la fois aux marchés émergents et à l’international, et ce faisant pouvait renverser les coûts associés au roulement de personnel, cela pourrait entraîner des revenus potentiels estimés à 635 millions $ CAN.

Le premier argument est un impératif économique selon lequel plus d’inclusivité se traduirait par un potentiel de croissance plus important, une plus grande part de marché et un auditoire plus vaste, des éléments dont on ne tire pas le maximum actuellement.

L’industrie canadienne des jeux vidéo génère un total de 4,3 milliards $ CAN (ESAC, 2021) tandis que le marché américain a généré un total de 185 milliards $ US. Il y a, de toute évidence, place à l’amélioration.

Voici comment on pourrait s’y prendre.

Amélioration potentielle: les joueurs et les joueuses

La première occasion d’affaires dans cet écosystème mutuellement consolidant comprenant l’industrie, l’élaboration de contenus et la croissance de l’auditoire, c’est de saisir le pouvoir d’achat des groupes d’ordinaire sous-représentés. Les recherches sur le marché suggèrent que les gens n’hésiteront pas à dépenser leur argent si des marques reflètent leur identité.

Figure 1 - L’écosystème mutuellement consolidant des jeux inclusifs.

L’une des voies les plus directes pour augmenter les ventes de jeux vidéo consiste à inciter plus de gens aux origines culturelles et identités diverses à se joindre à la main-d’œuvre, et à collaborer avec eux pour créer des contenus plus variés. Il s’agit de miser sur des collectivités inexploitées et leur pouvoir d’achat.

Pensons à la valeur des « dollars roses » et aux auditoires LGBTQ2S+, qui sont de véritables machines à créer des tendances et qui représentent une force économique dont la valeur estimée frôlerait le billion de dollars aux États-Unis seulement . Pensons aussi aux femmes: elles sont associées à 3,1 billions $ US en dépenses dans le monde, et 92 % d’entre elles font des recommandations d’achats à d’autres personnes. Ou encore, pensons aux Américains et Américaines afrodescendant·es, dont le pouvoir d’achat est évalué à 1,3 billion $ US. Des études récentes ont également souligné que le pouvoir d’achat des consommateurs et consommatrices aux États-Unis est « plus diversifié que jamais ».

On prédit que d’ici 10 ans plus de la moitié des joueurs et joueuses de moins de 30 ans aux États-Unis  seront des personnes racisées. Et nous avons toutes les raisons de croire que ce sera la même chose au Canada.

Les jeux conçus au Canada pourraient traverser les frontières et potentiellement atteindre ces joueurs et joueuses, aux États-Unis et partout ailleurs dans le monde.

Toutefois, malgré l’existence de cette possibilité, les entreprises canadiennes ont jusqu’à maintenant affronté leurs concurrent·es dans un espace restreint pour attirer l’attention d’un marché limité, faisant fi du potentiel financier associé à la création de jeux inclusifs qui rejoindraient un public différent.

Il y a donc un espace à conquérir pour l’industrie canadienne.

Par exemple, dans une étude britannique publiée en 2021 on a découvert que 47 % des joueurs et joueuses en Grande-Bretagne et aux États-Unis évitent de jouer à tel ou tel jeu quand ils sentent qu’il n'est « pas fait pour eux ». On estime que si les entreprises canadiennes s’étaient efforcées de rejoindre ce public, elles auraient pu augmenter leurs revenus en 2021 de 420 millions $ CAN.

De nouvelles bases de joueurs et joueuses émergent dans certains marchés, comme l’Amérique latine (AMLAT) le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MOAN) — des régions où le nombre de joueurs et de joueuses augmente année après année (6 % et 11 % respectivement de 2022 à 2023). Il y a des revenus potentiels à aller chercher dans ces régions, où les entreprises canadiennes ont un faible taux de pénétration du marché, des revenus estimés à 50 millions $ CAN.  

Et ces chiffres ne devraient aller qu’en augmentant au fil du temps.

Amélioration potentielle : le contenu

Malgré les tendances qui indiquent que l’auditoire se diversifie, les jeux ciblent toujours les hommes blancs cisgenres en ce qui a trait à la narration, à la représentativité des personnages et au style de jeu.

De plus, il existe une culture toxique où incivilités et harcèlement sont courants. Ces comportements découragent les groupes marginalisés, particulièrement les femmes et les personnes racisées, de prendre place dans les espaces de jeu. Aussi, peu de jeux grand public mettent la diversité de l’avant.

Les données démontrent que les hommes (79 %) blancs (54 %) sont surreprésentés chez les protagonistes et les personnages secondaires dans les jeux. Des études ont également souligné que les personnages qui ne sont pas des hommes blancs sont souvent réduits à quelques clichés.  

Il est crucial que les efforts de diversification ne soient pas purement symboliques ou performatifs : un engagement sincère et senti auprès des groupes marginalisés, qu’il s’agisse du personnel ou du processus de création des jeux, est essentiel si l’on souhaite réussir à intégrer plus de diversité.

Une véritable intention de favoriser l’inclusion générera des possibilités de narration uniques qui permettront de se démarquer dans un paysage créatif de plus en plus encombré.

Qu’est-ce qui fait qu’un jeu vidéo est inclusif ?

  • La place qu’occupent les personnages (marginalisés) dans l’histoire et la façon qu’on a de représenter leur identité; 
  • Le type d’histoires racontées et le discours imprimé dans la trame narrative; 
  • Les personnages et leurs expériences sont présentés de manière authentique, de façon à rejoindre les gens qui ont la même identité.

Comment concevoir un jeu inclusif ?

  • Embaucher des membres de groupes sous-représentés pour renforcer votre entreprise de jeux vidéo et vos produits, et consulter ces gens de manière appropriée, et ce, dès leur embauche;
  • Concevoir des jeux qui seront volontairement inclusifs et diversifiés, et promouvoir cette façon de voir les choses à tous les niveaux de l’entreprise. De plus, il est essentiel que des responsables de la production issus de groupes marginalisés fassent partie du processus.

Pensez aux handicaps !

L’accessibilité volontaire est un autre élément essentiel d’EDI. Les dirigeants et dirigeantes dans l’industrie doivent prendre en considération les besoins des personnes en situation de handicap dès qu’un nouveau jeu entre en processus de création. Si, dès le départ, un large éventail de besoins en matière d’accessibilité est évoqué, les caractéristiques du jeu seront intégrées plus naturellement et durablement.

Si des personnes en situation de handicap font partie de l’équipe de création, la question de l’accessibilité sera présente à chaque étape et à chaque niveau, et au bout du compte le produit fini n’en sera que plus « jouable ».

On estime qu’au Canada, 22 % des gens vivent en situation de handicap. Ils sont tout simplement mis de côté quand les jeux sont conçus si l’on n’a pas pensé à l’accessibilité. La plupart de ces personnes ne peuvent tout simplement pas jouer à la majorité des jeux existants.

Voici ce que les dirigeants et dirigeantes de l’industrie pourraient faire :

  • Penser à inclure des éléments d’accessibilité pour personnaliser la taille du texte, modifier le débit narratif ou ajouter des messages-guide auditifs;  automatiser certains aspects de l’histoire, offrir une option visuelle à contraste élevé, grossir la taille du texte pour améliorer la lisibilité, offrir une aide à la navigation, etc.  
  • Fournir diverses options et configurations dans les moteurs de jeu, dans la conception des logiciels et dans l’équipement de jeu pour les personnes qui ne seraient pas en mesure de jouer au jeu dans sa forme classique;
  • Consulter les responsables de la conception des caractéristiques d’accessibilité dès le départ, de sorte que ces éléments ne soient pas un ajout en post-production, mais qu’ils soient inhérents au processus de conception;
  • Se rappeler qu’une conception accessible offre une meilleure expérience de jeu pour TOUS, en fonction de leurs préférences, et non seulement aux personnes en situation de handicap.

Tout bien considéré, le manque de représentation décourage les joueurs et joueuses issus de groupes marginalisés de s’intéresser à certains contenus, ce qui se traduit par moins de revenus et d’intérêt envers les produits.

Le fait de créer des jeux plus diversifiés pourrait aussi aider les entreprises à se bâtir une clientèle fidèle et à la retenir à long terme. En Grande-Bretagne, les résultats d’un sondage ont montré que les auditoires seraient plus enclins à acheter des jeux créés par des entreprises qui prennent activement position sur diverses questions sociales, et ils pensent que les jeux représentent les valeurs de l’entreprise. 

Tout ce bassin de joueurs et de joueuses potentiels non conquis·es représente en quelque sorte une occasion ratée, alors que le marché international se diversifie de plus en plus  et que les gens sont impatients d’investir dans des contenus qui les rejoignent.

L’importance de la diversité des personnages dans les jeux vidéo

Amélioration potentielle : main-d’oeuvre

Il y a actuellement un vide à combler dans la relève, et le fait que les groupes sous-représentés ne soient pas encore en ascension dans l’industrie est l’une des raisons pour lesquelles on tarde à intégrer du contenu plus inclusif. Un rapide coup d’œil sur la démographie dans l’industrie démontre clairement que la main-d'œuvre canadienne manque de diversité.

Plus spécifiquement :  

  • 56 % des entreprises n’ont pas encore mis sur pied un programme d’EDI;  
  • 85 % de la main-d’œuvre est blanche; seulement 41 % des femmes dans le milieu participent directement à la création des jeux;
  • Les membres des groupes marginalisés détiennent, en majorité, des postes d’apprentis et des postes administratifs, et les femmes de couleur sont les moins représentées dans tous les types de postes.

Pour créer une industrie plus inclusive, il faut d’abord miser sur une main-d’œuvre plus diversifiée. La tâche peut paraître insurmontable; il faudra, en effet, entreprendre des changements dans les fondements et les structures mêmes des pratiques habituelles. Mais les dirigeants et dirigeantes de l’industrie pourront y arriver en se basant sur les incontournables suivant :

1.     Le bassin de recrutement traditionnel : Il faut revoir le recrutement et restructurer le processus d’embauche pour détruire les barrières systémiques nuisibles. Mettre en place des processus d’intégration attentionnés. S’ouvrir à des options non traditionnelles pour découvrir des gens talentueux, comme des séances de jeu improvisé, des formations intensives de codage, des programmes de scénarisation de jeux, des camps pré-accélérateurs, des investissements d’impact et des espaces de travail collaboratif.

2.     Rétention et roulement du personnel : S’interroger quant à la durabilité de la culture du « crunch » et des longues journées de travail. Mettre en place de meilleurs systèmes de soutien et filets de sécurité pour le personnel marginalisé afin de s’attaquer aux environnements de travail insensibles, à l’aliénation et à l’exclusion dès qu’on les voit germer grâce.

3.     Normes du lieu de travail : Aborder la question de « l’effet de la chambre d’écho » qui se produit quand des gens sont embauchés sur la base (discriminatoire) de leur culture en adéquation avec celle des autres membres de l’équipe plutôt qu’en misant sur leurs capacités ou perspectives diverses. Adopter les pratiques d’EDI, qui font en sorte que quiconque a les capacités, le désir et l’envie de créer des jeux puisse le faire. S’assurer que l’accessibilité, l’inclusion et les accommodements s’incrustent et deviennent naturels, à tous les niveaux de l’entreprise.

4.     Diversité des gestionnaires : Comme le vrai changement commence au sommet, il ne faut pas sous-estimer l’importance pour les gestionnaires de mener par l’exemple. Cela prouve aussi à la main-d’œuvre potentielle que ces pratiques sont une priorité et qu’elles sont mises de l’avant au sein de l’entreprise.

5.     Une culture misant sur l’équilibre travail-vie personnelle, l’autonomie, la capacité d’action et l’inclusion : Des études ont démontré que les semaines de travail raccourcies n’ont que peu ou pas d’incidence sur la productivité et qu’elles diminuent le niveau de stress du personnel. Cela permet d’établir un lien de confiance entre les gens et l’entreprise. C’est un élément valorisé par les personnes qui ont divers besoins et responsabilités. La possibilité de travailler à distance ouvre également la porte aux personnes en situation de handicap ou aux gens qui vivent en milieu éloigné, ce qui contribue à un personnel plus varié. Le fait donner une capacité d’action aux gens en les invitant à donner leur opinion et de la rétroaction tout au long du processus de production entraîne la création de jeux volontairement axés sur la diversité. Enfin, l’inclusion des groupes marginalisés dans les processus de planification et de prise de décision associés à la création des jeux n’est pas négociable.

Au bout du compte, les avantages potentiels associés à une main-d’œuvre plus diversifiée, en meilleure santé et plus heureuse ne sont pas négligeables. Puiser dans les nouveaux groupes démographiques pourrait être une solution à la pénurie de main-d'œuvre et les pratiques d’EDI aideraient à retenir le personnel en place.

Qui plus est, l’amélioration des environnements de travail fait grimper le sentiment de satisfaction du personnel par rapport à toutes les facettes du travail… et permet à l’entreprise d’économiser. 

Données liées au « roulement de personnel dans l’industrie des jeux »

Résumé de l’analyse de rentabilité

Les pratiques inclusives — étendre l’auditoire aux marchés émergents et à l’international, et optimiser l’efficience de la main-d'œuvre — pourraient créer de réelles occasions d’affaires pour les entreprises canadiennes de l’industrie des jeux vidéo et leur permettre d’augmenter leurs revenus.

Il faut aussi prendre en considération les économies associées à la diminution du roulement de personnel, un objectif atteignable si l’on établit une culture d’entreprise inclusive et qu’on adopte les meilleures pratiques d’EDI, présentées précédemment.

Voici à quoi correspond, en résumé, « l’argent laissé sur la table » :

Table 1 - Résumé des résultats de l'analyse de rentabilité

Développer des jeux vidéo plus inclusifs et favoriser une industrie plus diversifiée, c’est bien plus que « la bonne chose à faire » pour les entreprises canadiennes : c’est la bonne décision à prendre d’un point de vue financier. 

Une décision qui pourrait mener à des économies et des revenus additionnels de l’ordre de 634 millions $ CAN par année.  


Laura Beeston
Laura Beeston est rédactrice, éditrice et stratège de contenu originaire de Winnepeg. En plus de 10 ans de création médiatique, elle a travaillé sur une variété de projets, et a notamment été journaliste de nouvelles pour The Winnipeg Free Press, The Montreal Gazette et The Toronto Star, et journaliste artistique pour le Globe and Mail. Elle est conseillère média et mentor chez The Link.
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