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Terrorisme: Internet n'est pas l'ennemi

Pourquoi les initiatives internationales visant à stopper l’organisation État islamique ne doivent pas s'opérer aux dépens des libertés numériques.

REUTERS/Pawel Kopczynski
REUTERS/Pawel Kopczynski

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Tandis que l’organisation État islamique gagne toujours davantage de terrain en Irak et en Syrie, les djihadistes ajoutent désormais un nouvel outil à leur arsenal terroriste: Internet. Les officiers de la propagande de l'EI se sont servi de YouTube, Twitter et de plateformes de chat afin de célébrer leurs victoires, d'instaurer la terreur en postant des vidéos montrant des décapitations de journalistes et d'inciter de jeunes individus à rejoindre leur cause. Des chiffres publiés récemment estiment à pas moins de 2.000 le nombre d'Occidentaux à avoir fait le voyage en Syrie pour combattre dans les rangs de l'EI et d'autres groupes djihadistes –et bon nombre d'entre eux auraient été recrutés en ligne.

Il faut faire quelque chose pour endiguer les recrutements de l'EI. Mais il ne faut pas que les lois antiterroristes servent, une nouvelle fois, à restreindre la liberté d'expression. Malheureusement, c'est exactement ce qui est en train de se passer.

Le 24 septembre, le Conseil de sécurité de l'Onu, présidé par Barack Obama, adoptait à l'unanimité une résolution condamnant fermement la violence fanatique. Si cette résolution entend surtout prévenir l'afflux de combattants terroristes étrangers, il semblerait que certains pays –à l'instar de la Chine– y aient vu, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, un moyen de réprimer leurs mouvements séparatistes.

En réaction à cette résolution, beaucoup de leaders internationaux ont fait référence à Internet dans leurs déclarations: «L'usage terroriste d'Internet doit être entravé», a affirmé Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères. Haider Al-Abadi, le Premier ministre irakien, est même allé plus loin en déclarant vouloir mettre fin «à l'utilisation d'Internet [par les terroristes]».

Peu d'effets pour l'instant

Pour le moment, les initiatives visant à restreindre l'usage que fait l'EI d'Internet n'ont eu que peu d'effets. Le gouvernement irakien a bloqué des sites et tenté d'instaurer un couvre-feu numérique, mais cela a suscité l'opposition de militants locaux pour la liberté d'expression, qui ont vu dans la mesure une énième tentative de limiter l'accès à Internet et de contraindre la liberté d'expression de l'ensemble de la population. Des réseaux sociaux populaires, et pour leur majorité basés aux États-Unis, comme Twitter, Facebook et YouTube, ont aussi tenté de supprimer les contenus postés par l'EI, mais la simplicité avec laquelle quelqu'un peut créer un nouveau compte ou reposter une vidéo ou un lien fait que de telles initiatives se sont révélées globalement vaines.

Exception faite de l'EI et de ses partisans, personne ne soutient que l'usage d'Internet fait par le groupe ne relève que de la liberté d'expression. Mais les tentatives visant à le réprimer pourraient facilement avoir des conséquences inattendues pour tous les utilisateurs d'Internet, à commencer par les chercheurs étudiant le terrorisme. Plus grave encore, la résolution de l'Onu, qui mentionne à deux reprises la nécessité d'entraver l'utilisation d'Internet par les terroristes, offre un laisser-passer aux gouvernements qui cherchent à limiter les libertés numériques et fragilise les structures de gouvernance d'Internet d'ores et déjà existantes.

A l'heure actuelle, Internet est régi par un modèle multipartite poussant au consensus sur tous les sujets relevant de la gouvernance, que ce soient la propriété intellectuelle ou la neutralité du réseau. La mise en œuvre de ce modèle se fait à plusieurs niveaux, notamment via le Forum sur la gouvernance de l'Internet qui, sous la tutelle de l'ONU, rassemble des membres de la société civile, des gouvernements, de la recherche ou du secteur privé afin de débattre des questions de régulation.

Ces dernières années, un tel modèle a été attaqué par des gouvernements, dont ceux de Chine et de Russie, pour qui le rôle des instances politiques doit être supérieur à ceux des entreprises ou de la société civile. Le modèle a aussi été remis en question par des contrats commerciaux opaques, tels l'Accord de partenariat transpacifique, qui entend exporter les pires éléments de la législation américaine en matière de droit d'auteur, sans faire profiter de la moindre de ses protections –comme le fair use, par exemple–, accord qui risque par ailleurs de criminaliser l'usage de technologies servant à déjouer la censure numérique.

Prétexte

Suivant une même ligne, la résolution 2178 du Conseil de Sécurité de l'ONU traduit une tentative, de la part ici des gouvernements, d'exclure des questions de gouvernance internet d'autres acteurs essentiels. En particulier, le Conseil de sécurité s’inquiète de l'usage des technologies de communication fait par les «terroristes et leurs partisans» et se dit «fermement résolu» à envisager d'inscrire sur une liste de sanctions les individus et les groupes soutenant des activités terroristes «y compris à l'aide des nouvelles technologies de l’information et des communications, comme Internet, les médias sociaux ou tout autre moyen».

On pourrait ne pas y voir de problème, sauf à constater comment certains gouvernements font de la lutte contre le terrorisme un prétexte pour persécuter journalistes, militants et autres dissidents. Prenez par exemple le Maroc (dont le Premier ministre s'est déclaré officiellement en faveur de la résolution): le royaume nord-africain poursuit actuellement en justice Ali Anouzla, un journaliste et patron de presse populaire, pour «apologie» du terrorisme –en réalité, Anouzla a publié dans un article un lien pointant vers une vidéo YouTube postée par un groupe affilié à al-Qaida. Des associations de défense des droits de l'homme marocaines et internationales ont condamné ce procès, en y voyant une tentative de la part de Rabat d'étouffer toute critique de ses politiques antiterroristes. Il est possible que la résolution 2178 puisse justifier de tels agissements. 

Entre 2009 et 2010, la Chine, membre du Conseil de sécurité, a coupé l'accès Internet dans toute la province du Xinjiang pendant dix mois à la suite de violences ethniques dans l'ouest de son territoire, qui abrite le mouvement séparatiste ouïghour. D'autres pays –de l’Éthiopie à la Russie en passant par l’Égypte– ont aussi proposé ou utilisé des lois visant à contrôler la liberté d'expression sous couvert d'endiguer le terrorisme et de protéger la sécurité nationale.

Effets délétères

Le spectre du terrorisme a aussi incité des pays démocratiques à prendre des actions susceptibles d'avoir de délétères effets sur la liberté d'expression. Le mois dernier, le Parlement français a adopté en première lecture une loi antiterroriste dont certains éléments pourraient permettre de bloquer l'accès à des sites sans aucune supervision démocratique et qui prévoient des peines encore plus sévères qu'auparavant pour toute «apologie» du terrorisme effectuée sur Internet. Plus récemment encore, un dîner privé a été organisé entre des gouvernants européens et des professionnels du secteur technologique autour de la question des contenus extrémistes. Les entreprises auraient alors repoussé les initiatives européennes visant à une «suppression a priori des contenus ajoutés dans leurs systèmes». 

Si les entreprises sont libres de gérer leurs espaces comme elles l'entendent, et suppriment souvent des contenus à la suite de demandes légales effectuées par les gouvernements et les forces de l'ordre, de telles tractations privées entre secteurs public et privé inversent la logique prévalant actuellement dans la sphère internet.

Que des ajouts techniques puissent permettre d'interdire a priori certains types de contenus, comme ce que les représentants de l'UE auraient proposé, n'est pas une mince affaire. Qui plus est, cela pourrait permettre d'implémenter des systèmes capables ensuite de supprimer d'autres types contenus, considérés par exemple comme racistes ou pornographiques. Et une fois de tels systèmes mis en place, difficile d'établir la responsabilité des entreprises en cas de mésusage.

Se focaliser sur les recruteurs et leurs cibles

Plutôt que d'accroître la censure, les initiatives visant à entraver le recrutement terroriste devraient se focaliser sur les recruteurs et leurs cibles. Empêcher à l'EI d'utiliser Facebook pourrait ralentir provisoirement ses activités, mais l'Internet est vaste et contient d'innombrables recoins bien moins facilement accessibles aux gouvernements. Et quant aux contenus effroyablement violents (comme les vidéos de décapitations) que l'EI veut à tout prix propager afin d'intimider le monde, qu'on le laisse faire. Il faut que le monde voie toute l'horreur de son idéologie. Plutôt que de censurer totalement de tels contenus, les entreprises devraient concevoir de meilleurs filtres permettant à leurs utilisateurs de sélectionner ce qu'ils ont réellement envie de voir.

La menace que représente le recrutement terroriste sur Internet est bien réelle, mais ce n'est pas Internet qui pose en lui-même un problème. En s'attaquant au symptôme par des mesures trop peu discriminantes et en permettant aux États autoritaires d'utiliser des lois antiterroristes comme un prétexte à leur répression, le Conseil de sécurité de l'ONU est ici susceptible de menacer l'Internet libre et ouvert.

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